« Le cinéma reste vivant quand il est divers » : entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

 

Après avoir attiré l’attention dans les festivals avec un film d’archives racontant l’histoire de la Fraction Armée rouge (RAF) en Allemagne de l’Ouest dans Une jeunesse allemande (2015), le cinéaste français Jean-Gabriel Périot a réalisé la fiction Lumières d’été (2016), le documentaire Nos défaites (2019) et une série de courts métrages. La plupart de ces films utilisent le montage pour re-donner à voir des archives visuelles préexistantes dans le but de mettre en lumière une histoire de la gauche, en particulière ses défaites des années 1970 et ses conséquences dans la culture contemporaine. Son dernier film, Retour à Reims [Fragments], qui a été montré à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2021, présente une nouvelle étape de son travail. Pour la première fois, un texte préexistant sert d’ossature au film. Retour à Reims (2009), du sociologue Didier Eribon, qui décrit les effets du néolibéralisme et de la désindustrialisation sur sa propre famille vivant dans une petite ville de province. L’actrice Adèle Haenel interprète la voix off, une voix off qui joue un rôle proéminent pour la première fois dans le travail de Périot. Cependant, le montage du texte par fragments résonne avec la richesse kaléidoscopique des archives visuelles qui l’accompagnent. Dans cette interview, Sense of cinema discute avec Périot et explore les ramifications cinématographiques et politique de son cinéma.

 

Dans Retour à Reims [Fragments] il y a à la fois l’histoire de la classe ouvrière en France, sa culture, sa politique, son existence quotidienne, et de l’autre côté une sorte d’histoire de la représentation médiatique de la classe ouvrière. Comment vous avez vu cette combinaison fonctionner dans le film ?

Cette question d’une histoire de la représentation médiatique et filmique de la classe ouvrière traverse en effet tout le film. Cependant, cette histoire de la représentation n’est pas donnée en avant plan dans Retour à Reims [Fragments], contrairement à d’autres de mes films. Par exemple, dans Une jeunesse allemande la question de comment on raconte, on représente une histoire factuelle était au cœur du film, notamment parce que les personnages du film avaient eux-mêmes fait des films ou avaient travaillé à la télévision. Cette question, rapporté à une histoire de la classe ouvrière, n’est pas ce qu’on lit en premier dans Retour à Reims [Fragments], mais effectivement, si on a un peu l’œil exercé ou si on y est attentif, on peut y voir apparaître une certaine histoire cinématographique et télévisuelle et les questions que cette histoire ne manque pas de poser. Après, si cela exige une attention particulière de la part du spectateur, si ces enjeux de représentation n’apparaissent pas clairement, c’est entièrement de ma responsabilité ! C’est par exemple un choix de ne pas préciser d’où sont tiré les extraits, par des légendes par exemple ou par l’utilisation des génériques des films ou des émissions de télévision. Il faut préciser aussi que beaucoup d’extraits que l’on découvre dans le film viennent de la télévision française, mais la qualité de ces reportages ou de ces documentaires est tellement impressionnante, en termes techniques tout autant que narratifs, qu’on ne peut pas imaginer que c’est de la télévision. Et du coup, ça rend forcément un peu flou une lecture du film comme histoire de la représentation. On peut saisir cette histoire seulement quand on est un spectateur averti, alors que cette même histoire était plus claire, plus évidente dans certains de mes films précédents.

 

Mais il y avait une sorte de transition entre les différentes parties du film, du cinéma (même s’il y avait des extraits de la télévision, c’était filmé cinématographiquement), à la télévision dans le deuxième mouvement, où on voit beaucoup d’extraits des émissions télévisées, et vous avez dit que c’était à cause de la disparition de la classe ouvrière sur les écrans dans les années 80. Donc il y avait un tournant politique qui est accompagné d’un tournant médiatique. Il y avait une sorte de synchronie entre les deux domaines.

Vous avez raison. C’est d’ailleurs ce que m’a le plus surpris pendant la préparation du film. En tout cas concernant la France, tout change au début des années 1980. C’est presque caricatural. Le plus clair ou le plus symptomatique est ce qu’il se passe à la télévision. D’un côté il y a un changement technique avec le basculement total vers la vidéo. Avec l’abandon du 16mm, la télévision devient « moche », l’image est devenue « laide ». Et cette bascule technique est parallèle à un changement de discours. L’idée d’une télévision qui, malgré être (en tout cas en France) directement dépendante du gouvernement, a la vocation de parler de l’ensemble de la population disparaît. Jusque-là, même si la télévision portait majoritairement la parole « officielle », on pouvait aussi y découvrir des émissions avec des points de vue, notamment politiques, différents. Et j’en montre quelques-unes dans Retour à Reims [Fragments]. Mais au tournant des années 1980, la télévision se réinvente et devient telle qu’elle est aujourd’hui encore. C’est une simple caisse de résonance des possédants. Les classes laborieuses ont de temps en temps droit à un petit sujet dans les news, lors de grèves par exemple, mais ça devient de l’ordre de l’exception. Sans compter que le point de vue qui s’exprime alors n’est jamais ou quasiment rarement celui des travailleurs, mais celui du patronat. Au-delà de la télévision, j’ai été vraiment sidéré que les classes populaires ou ouvrières aient pu également disparaitre aussi vite des différents genres du cinéma, qu’il soit fictionnel ou documentaire, commercial ou d’art et d’essai. C’est très troublant. Depuis sa création, le cinéma était un art populaire. Il fallait produire des films représentant les différents types de publics, et il y avait notamment des films fabriqués pour un public défini ou se définissant comme appartenant à la classe ouvrière, voire même comme communiste. Dans les années 80, avec notamment l’irruption de la vidéo, la multiplication des chaines de télévision, les gens commencent à arrêter d’aller au cinéma. Et progressivement d’un cinéma aux préoccupations et aux adresses très diverses, on passe à un cinéma de « classe moyenne », et on ne produit plus du tout de films s’adressant à la classe populaire et la représentant. Il n’y a plus de place pour un tel cinéma. Mais ce qui est valable pour le cinéma commercial l’est malheureusement aussi pour les autres types de cinéma. De plus, concernant le cinéma documentaire, nous avons de plus un problème technique. Celui-ci bascule techniquement vers la vidéo, qui à l’époque était d’une qualité affreuse, pour ne pas dire irregardable. Donc nos seulement dans le cinéma documentaire des années 1980, il n’y a quasiment plus rien en termes de contenu, le peu qui a survécu est affreux en terme de qualité... Ce qui est paradoxal, à première vue, c’est que le début des années 1980, c’est aussi le moment où la gauche arrive au pouvoir  avec Mitterrand. Et l’on pourrait donc s’attendre à une certaine effervescence politique que l’on devrait retrouver au cinéma. Mais c’est le contraire qui se passe. Comme si l’énergie militante mais aussi cinématographique que l’on connaît depuis la fin des années 1960 avait disparue, en partie à cause de l’épuisement mais aussi des multiples renoncements de la gauche au pouvoir. En tout cas, vu d’aujourd’hui, ce qui est impressionnant, c’est que tout change en très peu d’années et de manière aussi radicale.

 

Est-ce que ça a créé une sorte d’absence de mémoire collective ? Il n’y a plus de traces de la vie ouvrière ou de la politique de base. Il y a la politique dans le sens élections, partis, campagnes présidentielles, mais pas dans le sens de la base militante.

Il y a en effet comme un étiolement, si ce n’est une disparition, de la politique de gauche. En tout cas, ce qu’il en reste est assez invisible, ne trouve plus écho dans l’espace publique. Au cinéma, on produit encore quelques films engagés, politiques – au sens premier et non pas simplement des films « sociaux » tels qu’on les fabrique à la pelle depuis des années en France –,  mais ils restent dans les marges. Depuis la disparation des ciné-clubs, il est devenu compliqué de diffuser de tels films. D’une certaine manière, l’histoire des luttes progressistes semble à la fois fixée dans le temps et totalement révolue, et l’histoire du cinéma de gauche est parallèle à l’histoire des luttes. Tous les combats et les enjeux politiques autour de 1968 puis des années 1970 ont été énormément documentés, que ce soit sur la lutte pour l’avortement, la traitrise du PCF, les mouvements révolutionnaires, les questions de lutte directe, etc. pour citer rapidement quelques sujets. Presque tout a alors été documenté et aujourd’hui il nous reste les images alors produites. Au contraire, il ne nous reste quasiment rien des images produites pour documenter les luttes des années 1980 et 1990. Ces années ont été politiquement moins vives, moins actives, mais il y a quand même eu quelques combats militants. Mais qui s’en rappelle ? Quelle image nous reste-t-il des luttes de ces années-là ? Aucune, ou presque. En tout cas, personnellement, à part les images liées à Act-Up ou aux luttes antiracistes, par grand-chose ne me revient spontanément en mémoire. Il faut attendre les années 2000, avec notamment les mouvements queer, écolo, féministes et post-féministes, pour que de nouveau, des images militantes sont visibles. Mais avant ça, il y a eu comme « trou » visuel, correspondant à un noir mémoriel, comme si nous avions effacé une part de notre propre histoire politique. En tout cas, lors du travail de recherche de Retours à Reims [Fragments], j’ai passé beaucoup de temps à cherches des films ou des émissions de télévision traitant des enjeux liés à la classe ouvrière dans les années 1980 et 1990 et je n’ai quasiment rien trouvé.

 

Il y a ce film du cinéaste roumain André Ujica L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, où on peut tracer la dégradation du régime roumain avec la dégradation de la qualité des images qui en ont été faites, parce qu’on a commencé avec le 16mm en noir et blanc et on finit avec des images totalement dégradées de la télévision roumaine des années 80. Et j’avais un peu le même sentiment face à votre film.

En effet, mais d’une certaine manière c’était inévitable. C’est d’ailleurs aussi le cas avec Une jeunesse allemande. En fait, dès que l’on réalise un film avec des archives filmiques et plus particulièrement télévisuelles qui inclut la période de la fin des années 1970, on a à faire avec l’un des plus grands changements techniques qui soit. Comme je le disais précédemment quand la vidéo arrive à la fin des années 1970 et qu’elle remplace la pellicule 16mm à la télévision mais aussi dans certains champs du cinéma (principalement celui du documentaire mais on pourrait aussi penser à l’expérimental voire à certains films de fictions), la rupture est impressionnante, réellement visible. D’autant plus qu’alors, la vidéo est terriblement laide ! C’est étonnant d’ailleurs parce qu’on a l’impression que tout est moche ces années-là, même la technique. En fait, les images sont moches mais elles sont aussi très pauvres, vides. Comme on en parlait tout à l’heure, ce changement technique est concomitant avec un changement de paradigme politique (c’est l’époque de gloire des Thatcher et des Reagan) et avec un changement des modes de narrations, de discursivités. Du coup, dès qu’un film a pour ambition de raconter une histoire du XXe siècle incluant le passage au dernier quart ou tiers du siècle, on y verra très clairement une histoire de la technique cinématographique et/ou télévisuelle.

 

Qu’est-ce qui vous a mené à travailler avec les images d’archive dans vos films ? Ça c’est un élément commun de tous vos films.

En fait, tout est un peu parti d’un hasard que je pourrais aujourd’hui qualifié d’heureux. Quand j’étais encore étudiant, j’ai pu faire un stage puis travaillé pour le service audiovisuel du Centre Georges Pompidou. Je faisais par exemple des petites vidéos pour le musée ou des expositions. Mais un jour, on m’a demandé de remonter une centaine de films préexistants de multiples registres et périodes pour une grande exposition sur l’architecture. De ces films préexistants, je devais tirer des montages de trois minutes qui n’avait pas pour but d’en offrir comme un résumé mais de mettre en avant une question technique précise qui n’était pas toujours le sujet du film d’origine : la construction d’un pont, les différents types de béton, des choses comme ça. J’ai alors découvert, en tant que monteur, que l’on pouvait s’approprier des œuvres existantes et d’en tirer de nouvelles « histoires ». J’ai trouvé ça vraiment exaltant. Et quand quelques années après, j’ai commencé à faire mes propres films, utiliser des images d’archive était comme une évidence. Je retrouvé bien sûr le plaisir particulier de travailler avec un tel matériau mais cela m’offrait aussi la possibilité de faire des films seul, et de les faire sans argent, sans chercher de producteur, sans monter une équipe. Quand j’ai commencé à faire des films, j’étais très fragile comme cinéaste, peu affirmé, dans le sens où je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire. Du coup, je n’avais pas envie de m’embarquer dans un projet qui aurait nécessité des moyen financier et humains. Je voulais au contraire garder ma liberté d’essayer, de rater, de recommencer. Parallèlement, travailler l’archive, c’est travailler l’histoire, c’est essayer de l’interroger si ce n’est de la comprendre, ou d’en comprendre certains enjeux. Je viens moi d’une famille sans transmission de tradition, sans histoire je pourrais dire. Ce n’est qu’une fois adulte, notamment parce que j’avais du mal à comprendre tous les enjeux politiques du monde dans lequel je vivais, que j’ai ressenti le besoin de m’interroger sur notre histoire, en général, et sur l’histoire des luttes, l’histoire progressiste, en particulier. Travailler avec archives visuelles nécessite beaucoup de préparations, de recherches, de lectures. C’est comme un travail de recherche universitaire. Un travail nécessaire non seulement pour trouver des images mais surtout pour essayer de les comprendre.


Est-ce que vous avez pris inspiration d’autres cinéastes qui ont travaillé avec les archives historiquement ? Dziga Vertov, Nicole Vedrès, Jean-Luc Godard, etc. ?

Oui et non. En fait, j’ai grandi en province, dans des endroits où il n’y avait que des cinémas jouant des films commerciaux. Du coup, je n’ai pu rattraper ma culture cinématographique qu’une fois arrivé à Paris à plus de vingt ans. Et du coup, quand j’ai commencé à faire mes propres films, je n’avais pas encore tout vu. Je ne connaissais par exemple les films de montage de Godard ou le cinéma de Vertov. Mais, pour moi c’est une chance ! Il y a probablement certains films que je n’aurais pas fait si j’avais eu une culture cinématographique plus complète. En effet, j’évite d’utiliser un geste narratif et/ou technique que j’ai déjà vu dans un autre film. C’est presque impossible de ne pas « répéter » quelque chose qui a déjà été fait, mais je refuse de la faire en conscience. Après, le cinéaste qui reste pour moi le plus important, le plus inspirant, c’est Vertov. Évidemment la virtuosité de son montage m’impressionne mais c’est surtout son assertion que le montage peut être ou doit être le langage principal du cinéma qui m’importe. Le lieu d’écriture d’un film, pour moi, théoriquement mais surtout pratiquement, c’est le montage. Mais il y a aussi l’idée, la croyance, chez Vertov comme chez Godard, que pour toucher politiquement les spectateurs il faut passer par les outils propres au cinéma, des outils qui permettent l’élaboration d’un langage politique en tant que tel. Ce sont des idées toujours très importantes pour moi aujourd’hui. Je ne crois pas à l’efficacité d’un cinéma qui se définirait comme politique parce qu’il traiterait d’un sujet politique. Comment un film raconte est aussi important, voire plus important, que ce qu’il raconte.

 

Retour à Reims [Fragments] est votre premier film avec un commentaire, mais j’avais l’impression que votre manière de traiter le texte d’Eribon est aussi une façon de faire du montage textuel, comme vous faites avec les images. Il y a deux bandes de montage dans le film : le montage de textes et le montage d’images.

J’ai commencé ce film par le remontage le texte. Le livre de Didier Eribon est à la fois long (en vue d’une adaptation) mais aussi très éclaté. Il passe constamment d’un sujet à l’autre, d’un personnage à un autre, d’une époque à une autre. Pour le film, j’avais besoin de recréer une linéarité narrative. La manière dont j’ai effectué le montage du texte est assez « classique »  justement à cause de cette linéarité. Au contraire du texte qui était « fini », les  images disponibles pour faire ce film étaient, elles, presque en nombre infini. C’était simplement impossible de regarder  tous les films qui auraient pu être intéressants... Cependant, ce qui rend le jeu du montage complexe, c’était la mise en regard d’un texte prédéterminé avec des extraits d’œuvres préexistantes devant elles-aussi trouver leur logique de montage. Il ne s’agissait pas simplement de faire entendre le texte et de l’illustrer avec des extraits visuels, mais d’utiliser le texte comme un élément lui-même montable, de postuler une certaine égalité narrative entre texte et extraits filmiques. La première étape de ce travail de montage entre-deux fut de raccourcir le texte en remplaçant certains fragments par des archives visuelles racontant la même chose, abordant la même question, etc. De même, certains extraits visuels apportent des éléments narratifs qui n’étaient pas dans le livre, mais qui aurait pu y être. Cette première étape a permis une certaine fluidité entre le texte et les archives car le film narratif n’est plus seulement porté par la voix off mais par une voix multiple, chorale.

 

Pour le spectateur ça crée un drôle d’effet parce qu’on entend cette histoire biographique, surtout de la mère d’Eribon, et en même temps on voit des images qui d’une certaine façon illustrent cette histoire, mais qui ont leur propre histoire, leur propre réalité, puisqu’ils sont des images d’archive. Ça crée une signification multiple des images.

Une des qualités du texte de Didier Eribon pour moi c’est qu’on peut se projeter dans les histoires qu’il nous raconte, dans ces vies qu’il nous décrit, qu’on peut partager les questions qui le travaillent et ce malgré les spécificités individuelles des vies de chaque membre de sa famille et de sa propre vie. Son père était ouvrier, sa mère était femme de ménage puis ouvrière, mais les mineurs, les agriculteurs, celles et ceux qui travaillent sur les chantiers de constructions, etc. partagent en grande partie la même expérience de vie, la même usure du travail, la même précarité financière, la même injuste sociale... Utiliser des films d’archive me permettait justement d’ouvrir les expériences individuelles décrites dans Retour à Reims, notamment celle de la mère de l’auteur, de montrer ce que d’autres expériences de vie avaient en commun, en définitive de rendre collectives des histoires a priori singulières. C’était quelque chose d’aussi simple que ça. Parfois on fantasme un peu le monde ouvrier, surtout quand on n’en est pas issu. On imagine qu’on pourrait l’incarner dans un seul personnage, qu’il soit réel ou fictionnel. En tout cas, lorsque que j’ai commencé ce film, je trouvais que ça aurait pu être réducteur de rester uniquement sur un ou des personnages du livre. Paradoxalement, j’ai fermé drastiquement le texte original de Didier Eribon, en retenant moins de quinze pages du livre pour la voix off pour le ré-ouvrir avec d’autres voix, d’autres expériences inclues dans les archives.

 

Il y a cette hypothèse, qui est aussi dans le livre mais qui est plus fort dans le film, que la défaite de la gauche a mené à l’émergence du FN surtout sur la scène politique. Est-ce que vous le concevez seulement comme défaite ou comme une trahison par les leaders politiques ? C’était difficile d’interpréter dans le film parce qu’il y a ce moment de l'élection de Mitterrand qui a été une victoire, mais qui a déçu les espoirs de la gauche et de la classe ouvrière.

Il y a eu une trahison des politiciens de gauche quand ils sont arrivés au pouvoir. La gauche n’avait pas été au pouvoir en France depuis longtemps, avant la Seconde Guerre Mondiale. Du coup, les électeurs de gauche avaient beaucoup d’attentes, et ils sont sentis d’autant plus trahi qu’ils espéraient justement beaucoup. Mais il semble malheureusement dans la logique du pouvoir, qu’une fois qu’on y accède, on ne fait pas ce que l’on avait annoncé... Les gouvernants sont tellement isolés du réel et ne font tellement rien pour s’en rapprocher, qu’ils dirigent de nulle part. Enfin si, de leur position de haute bourgeoisie… Je pense qu’il y a toujours de la déception après des élections, qu’elle est presque inéluctable, en tout cas dans notre système républicain avec un président qui est un peu comme un roi. Un des paradoxes de nos systèmes de représentations « démocratique », c’est qu’ils concentrent le pouvoir dans les mains d’un tout petit nombre de gouvernants. Et concernant la France, on a cette singularité du président qui a beaucoup de pouvoir, alors que dans beaucoup de pays, il n’y a pas de président ou alors qui a un rôle avant tout protocolaire. En tout cas, chez nous, dans un double mouvement, le pouvoir est aux mains d’un seul homme (possiblement une femme), comme cet homme incarne le pouvoir. Cette position impose une charge symbolique très forte sur ceux qui y accèdent et finalement même quelqu’un de gauche ne semble pourvoir y résister. On n’a aucun exemple de quelqu’un qui serait devenu président et serait resté un tant soit peu ancré dans la population. On a beau le savoir, le peuple de gauche espère malgré tout que les représentant qu’il élit restent les pieds dans la réalité. C’est la source d’une déception répétitive. De plus il est vite apparu avec Mitterrand, que les représentants des partis de gauche ne se donnaient plus vraiment pour tâche de changer la société mais simplement d’accéder au pouvoir. Pour eux, l’électorat de gauche est comme un marché qu’il faut séduire et non plus représenter. En gros, c’est à ce moment-là que l’on a vu clairement que le jeu politique avait changé. Mitterrand, comme n’importe quels politiciens d’aujourd’hui, a choisi un segment de la population, celle de gauche le concernant, parce qu'il y avait alors un espace politique à prendre. Mais Mitterrand n’a jamais vraiment été de gauche, ou alors il était au mieux social-démocrate version très centriste. En tout cas, il était en vérité très loin de son électorat dont une large partie était encore très proche du Parti Communiste français. On est aujourd’hui habité à ces politiciens qui se font élire au nom de parti de gauche mais qui font finalement une politique de droite. Mitterrand pour nous, en France, a été le premier que nous ayons connu. Il y a eu un vrai sentiment de trahison, de déception. Et il y a eu cette difficulté : comment combattre un gouvernement qui est censé être de son bord politique ? Du coup, les parties au pouvoir ne pouvaient par organiser et mener des manifestations ou des grèves. Les travailleurs n’ont pas pu vraiment mener de combats syndicaux ou politiques ces années-là. Dans la première moitié des années 1980, il y a eu une espèce de déliquescence de la vie militante mais aussi de l’espoir envers la politique.  C’est cette déception et cette difficulté à contrer la politique d’un gouvernement censément de gauche qui a mené à un sentiment d’épuisement d’une partie de l’électorat de gauche dont certains ont commencé à voter FN, et d’autres de s’abstenir.

 

Il y a dans le film une sorte de deuil pour ce qui a été perdu avec la quasi-disparition du parti communiste comme une force politique qui a représenté la classe ouvrière, dans le sens vrai du terme. Et ça montre aussi ce qui manque dans la politique aujourd’hui : un tel parti, une telle structure pour organiser les classes populaires.

C’est évident qu’un parti qui porterait les revendications et les aspirations des classes populaires manque cruellement. L’histoire du Parti Communiste français est très critiquable, mais on ne peut lui dénier d’avoir a eu à un moment cette fonction d’être un des vecteurs qui a permis la cohésion de la classe ouvrière. Aujourd’hui, c’est que les travailleurs sont isolés. La structure des nouvelles formes de travail y est pour beaucoup. Il reste très peu d’usines et d’espace de travail collectif. Au contraire, il y a comme une Uberisation du travail. Avant le bouleversement industriel du dernier tiers du XXe siècle, une large partie des travailleurs était regroupée dans les usines, les mines, les chantiers, etc. mais il y avait aussi le Parti Communiste qui faisait que les gens pouvaient se sentir représenté en tant que travailleurs et qui pouvaient se sentir appartenir à un groupe. C’est vrai que c’est une chose qui manque depuis. Il existe encore des partis de gauche, ou qui se prétendent de gauche, mais leur cynisme comme leur dégoût de tout ce qui provient des classes populaires est terrible… Électoralement, cela se traduit par une abstention massive et un essor de l’extrême droite et des populismes. Les travailleurs ne vont plus voter, et aucun parti n’est censé de les représenter. En France aujourd’hui, comme ailleurs, la politique se résume à un combat d’égo. À la suite du succès de Macron, chaque homme ou femme politique qui espère à incarner l’homme ou la femme providentielle fonde son propre parti et se présente aux élections. Sans se rendre compte, que finalement les électeurs restent assez traditionnalistes dans leurs manières d’envisager la politique. Ils ne veulent pas des « stars », ils ne veulent pas voter comme on vote à la télévision lors des concours de chant, ils veulent un parti dont ils pensent qu’il les représente.

 

Vous avez aussi montré une sorte de retour de la représentation médiatique de la classe ouvrière dans les années 1990 et 2000, mais seulement dans la forme de ce que vous décrivez comme un « bourgeois gaze », à l’instar du « male gaze » de Laura Mulvey. Je suis assez d’accord avec cette critique, mais comment peut-on éviter de récréer ce bourgeois gaze dans son propre cinéma ? Vous êtes quand-même cinéaste, et même si on a une origine de classe prolétarienne, on a forcément une réalité quotidienne qui est très différente de quelqu’un qui travaille dans une usine ou dans un supermarché. Comment éviter cette dominance du bourgeois gaze ?

En France on a un problème structurel du milieu de la production du cinéma. Sociologiquement, le monde du cinéma est formé par des gens qui sont d’un milieu bourgeois, voire de la haute bourgeoise. La difficulté pour les rares cinéastes qui arrivent à travailler – je pense surtout au domaine de la fiction qui nécessite d’accéder à des gros budgets – c’est que pour trouver l’argent pour faire ses films, il faut que les scénarios ou les intentions répondent aux attentes des financeurs. C’est à dire, que tout projet de film ne peut se faire que lorsqu’il porte sur la réalité un point de vue bourgeois, et ce quand bien même les cinéastes proviennent d’une autre classe. Si un-e de ces cinéastes veut interroger le monde depuis son point de vue populaire, il ou elle n’obtiendra jamais l’accord des commissions de financement. Pour prendre un exemple, si on veut réaliser un film sur le travail, les personnages doivent répondre à la manière dont des bourgeois parisiens se les figurent, c’est à dire, on doit être caricatural. De même, ne doit y avoir conflit que lorsque celui-ci peut être résolu. Par exemple, on va toujours montrer que même le patron qui vire ses employés à des raisons, un petit cœur, qu’il n’est pas un monstre cynique mais quelqu’un qui malgré tout peut partager la souffrance de ses ouvriers. Finalement, on pourrait résumer tout cela par le fait que l’on confonde questions sociales et questions politiques, que l’on remplace les secondes par les premières. Il y vrai souci en termes de représentativité dans le cinéma et j’ai du mal à croire qu’on arrivera à le dépasser. Avant les années 1980, la situation était différente. Une partie de la profession (producteurs, réalisateurs, acteurs, techniciens, voire financeurs) étaient communistes ou vraiment de gauche. Et si aujourd’hui on fait presque uniquement des films avec de l’argent publique, en tout cas on ne fait pas de films sans, il y a eu longtemps en France, des producteurs assez intéressants qui produisaient des films commerciaux mais qui en parallèle donnaient de l’argent à des films engagés artistiquement, mais qui pouvaient aussi être engagés politiquement avec leur argent. Aujourd’hui, il existe très peu d’espace entre un cinéma excessivement pauvre et un cinéma trop bien doté. À partir du moment où on commence à parler en millions d’euros, on a déjà un problème dès lors que l’on parle d’un cinéma qui parle de la classe ouvrière. Il y a pour moi un truc qui sonne faux, qui ne marchera jamais. En tout cas, je ne sais pas comment on peut changer un tant soit peu le système de production français pour qu’il y ait plus de diversité sociale à l’intérieur de ce système-là… En tout cas me concernant personnellement, il me semble que je n’ai jamais céder totalement aux exigences demandées. J’ai gardé cette liberté simplement parce que je fabrique des films avec très peu d’argent. Même trop peu la plupart du temps. Mais si je peux déplorer que ma situation financière personnelle soit vraiment instable et précaire, que chaque film me demande une énergie trop importante, au moins, je suis toujours en partie à égalité avec les membres de la classe dont je suis issu. Évidemment, être cinéaste est une distinction, être cinéaste c’est prendre la parole, voir parler « au nom de », mais au moins en terme bassement matériel, je ne retire aucune espèce de sécurité ou de luxe de ce statut-là.


Est-ce que travailler avec les films d’archive est une stratégie de détourner ce système budgétaire du cinéma français ? Parce que ça coûte beaucoup moins cher qu’un film de fiction.

Pour moi, ce n’est pas uniquement une stratégie, c’est aussi une position personnelle. Dans le fond, il y a rejet très concret du système de production vis-à-vis d’une personne comme moi qui assume ses positions politiques et artistiques, qui se traduit par l’impossibilité quasi-systématique de faire financer mes films au niveau où ils devraient l’être. Produire mes films, c’est presque de la contrebande, mais il vaut mieux faire ces films-là que de ne pas les faire ou d’accepter de produire ce que les financeurs attendent pour avoir un peu de confort. Je ne suis pas cinéaste dans ce cas-là. On tient tous uniquement sur notre propre énergie. In fine, me concernant, utiliser l’archive est à la fois un choix artistique revendiqué, j’aime beaucoup fabriquer ce type de films, mais c’est aussi un choix contrait car on ne me permet pas d’accéder à d’autres types de cinéma.

 

Pour revenir à la politique plus directement, il y a cette idée de Piketty que la gauche moderne (plutôt la gauche centriste que la gauche radicale) est devenue une sorte de « gauche brahmane », dont le soutien vient plutôt des classes moyennes que de la classe ouvrière traditionnelle. Donc il y a un divorce politique entre la gauche et la classe, et il y a une sorte de mépris de classe parmi la gauche moderne pour les ouvriers, qui sont censé d’être racistes, xénophobes, etc. Vous avez montré un extrait de La Crise de Coline Serreau qui montre cette idée d’une manière très belle, avec la visite d’un ouvrier à la maison d’un député socialiste à Neuilly. Est-ce que ça c’est un souci pour vous, qu’il y a une sorte d’élitisation de la politique dite gauche ?

Ce problème n’est malheureusement pas nouveau. Comme le montre d’ailleurs La Crise qui date du début des années 90, il y a trente ans ! Le problème de la gauche depuis longtemps c’est en effet que c’est devenu une gauche de classe moyenne, voire une gauche de classe supérieure libérale. Même si on est issu d’une famille où la vie est socialement plus facile – la classe moyenne, la classe supérieure –, on peut évidemment avoir des sentiments de justice sociale. Mais celles et ceux qui ne sont pas directement issus des classes populaires et laborieuses ont souvent une image fantasmatique de ce qu’est la classe ouvrière, de ce que c’est un pauvre, de ce que sont les difficultés qu’ils et elles peuvent rencontrer, etc. C’est assez fantasmé, leurs rapports avec ce réel-là, voire parfois mythologisé. En plus, quand on les écoute, on se rend compte qu’ils attentent des ouvriers, des travailleurs, des déclassés d’avoir une certaine pureté politique. Mais la réalité est beaucoup plus complexe que ça ! Il n’y a pas un peuple. Il n’y a pas une manière d’être pauvre, une manière d’être un ouvrier ou paysan. Chacun d’entre nous est tous pris dans des contradictions, et il faut interroger ces contradictions, les nôtres comme celles des autres, en permanence pour essayer de saisir ce qui se joue dans nos vies et nos sociétés. À mon avis, il n’y a ici rien de mieux que le dialogue, notamment pour essayer de comprendre pourquoi certains peuvent être racistes ou misogynes, voir pour défaire ce racisme ou cette misogynie Mais on ne peut avoir de discussions tant que l’on a des projections caricaturales, fantasmées, de ce que seraient les autres à qui l’on s’adresse. Tant qu'il y a de tels clichés, il y aura de la séparation entre les élites, politiques comme intellectuelles, et le ou les peuples. Cette séparation était flagrante lors du mouvement des Gilets Jaunes. On lui a beaucoup reproché le fait que de ne pas être un mouvement « pur », bien comme il faut. Quand je dis « on », je parle notamment des intellectuels et des politiciens de gauche. Mais ils devraient savoir pourtant que l’on n’a jamais fait une révolution avec de la pureté. On n’a pas fait la révolution russe ou la française avec de la pureté ! On ne peut pas avoir une majorité de gens, un peuple, qui serait totalement progressiste, juste, idéologiquement dans les clous, etc... Non, un peuple, c’est un agrégat toujours impur, et il en est forcément de même dans tout mouvement populaire. Mais tant que l’on déconsidère toute action de masse populaire au nom de cette impureté, il y aura une séparation entre ceux qui se disent représenter ce peuple et le peuple lui-même. Il est d’autant plus frappant que les donneurs de leçon de gauche, seront toujours les derniers à faire quoique ce soit pour changer le monde ou la société.

 

Vous avez dit que vous avez éliminé le côté du livre qui traite de l’homosexualité d’Eribon parce que c’était trop proche, trop personnel. Mais je trouve aussi que d’une certaine façon c’était son homosexualité, le fait d’avoir été expulsé de sa famille, sa vie, sa classe, ses racines, qui lui a donné l’occasion de faire une ascension sociale, de sortir de sa classe, d’aller à Paris, devenir intellectuel, etc. C’est une ironie historique qu’il y a eu un certain renversement des hiérarchies sociales. C’était l’oppression, la discrimination contre Eribon en tant qu’homosexuel qui lui a donné la possibilité de monter socialement. Est-ce que ce côté était important pour vous aussi, parce qu’il ne paraît pas tellement dans le film ?

Il y a deux réponses possibles. La première, c’est ce qui nous différencie des autres, comme l’homosexualité, peut être porteur d’une certaine force individuelle. À partir du moment où on a pu être rejeté, même partiellement et symboliquement, de la communauté qui nous entoure à cause de cette différence, soit ça peut nous rendre dépressifs, on peut tenter de la cacher, soit ça peut être le point d’ancrage d’une force personnelle qui fait que, à partir du moment où on a survécu à ça, on estime qu’on décidait de la place que l’on veut occuper. Cette force donne une liberté, notamment de se défaire également des autres types de différenciations sociales. Mais ce qui est intéressant dans le livre de Didier Eribon, c’est qu’au final, il se rend compte que la honte d’être homosexuel qu’il pensait moteur dans sa propre construction individuelle était parallèle à une honte sociale qu’il avait longtemps négligée ou ignorée. S’il quitte la province c’est pour vivre son homosexualité mais c’est aussi parce que son statut de transfuge de classe l’extrait de son milieu d’origine. Il y a une chose magnifique dans le texte (et qui ne fait pas parti du film) qui est sa rencontre avec la Culture grâce à un copain de classe qui est lui d’une famille plus bourgeoise. Avec ce garçon, il écoute de la musique, il partage des livres, et ce plaisir de la culture qu’il découvre alors le met en décalage avec sa famille. Il ne peut pas partager tout ça avec ses parents. On peut se sentir différent aussi parce qu’on est projeté dans un amour de la culture que l’on ne peut pas partager avec sa famille. C’est une chose que j’ai également vécu. Je suis d’une génération postérieure à celle de Didier, donc j’ai eu la chance que l’homophobie soit moins agressive et donc que l’homosexualité soit moins difficile à vivre et donc moins structurante. Par contre, tout comme lui, je me suis retrouvé seul avec mon amour de la lecture d’abord, puis du cinéma et de la musique etc. J’étais dans mon coin, dans ma bulle, isolé dans ma famille mais aussi des copains copines de l’école. Et si je suis « monté » à Paris, c’était d’abord avec la volonté de trouver des gens qui partageraient ça avec moi. J’étais touché par ce moment dans le livre, comme par beaucoup d’autres liés à la culture. Ce que je trouve bizarre, c’est que beaucoup de lecteur ne retiennent pas ça de leur lecture du livre, comme ils ne retiennent pas vraiment ce que Didier Eribon dit de la honte sociale.  Beaucoup retiennent avant tout les fragments sur l’homosexualité alors que Didier Eribon lui-même dans le livre porter un regard interrogatif sur sa manière d’avoir envisagé sa propre homosexualité jusque-là et sur les raisons de sa rupture avec sa famille.

 

Le rapport avec la mère montrait tellement de déception, avec sa décision de voter FN, mais de l’autre côté un refus de ne pas avoir de la sympathie pour elle. C’est ça le grand enjeu du livre, et du film : comment avoir un rapport avec des gens qui votent FN, mais qui sont eux aussi encore opprimé par leur situation globale. Il y a une certaine tentation de les rejeter comme racistes ou xénophobes, comme des ennemis politiques, mais ce n’est pas le parti pris d’Eribon ni le vôtre.

Une des phrases qui m’a beaucoup impressionné dans le livre, et que j’ai reprise dans le film, c’est quand Didier Eribon écrit : « Il serait facile de ne pas serrer la main de quelqu’un qui vote pour le Front national, mais que faire quand il s’agit de sa propre famille ? » On pourrait poser la même question au sujet de n’importe quel sentiment réactionnaire, comme le racisme, la misogynie, l’homophobie, etc. Aucun de nous n’est idéologiquement pur, on a tous des idées ou des manières d’être et de faire qui pourraient être considéré par d’autres comme réactionnaires. Ne serait-ce que parce qu’on n’est pas tous des même univers politiques, des mêmes cultures, que l’on ne mène pas tous la même vie. Après, il n’y a politique que quand il y a du désaccord. Et ces différences de pensées font la richesse d’une communauté. L’important, c’est de pouvoir en discuter. Il n’y a que dans la discussion, même très vive, qu'on peut apprendre de l’autre, voire parfois qu'on peut commencer à le comprendre. Et plus on comprend l’autre, plus on peut discuter en profondeur avec elle ou lui. On s’en rend compte que quand on discute, on avance, et c’est plus important d’avancer ensemble que rejeter l’autre comme un ennemi. Ça ne veut évidemment pas dire que l’on doit tout excuser ou que toute parole est recevable. Mais pour autant, il est important de saisir les mécanismes de construction des sentiments réactionnaires pour réussir à les défaire, voire à changer le monde pour qu’il ne puisse plus émerger. Au final, le résultat en France, mais aussi dans de nombreux pays occidentaux, c’est qu’à force de ne pas écouter nos adversaires, de les renvoyer dans le camp de l’ennemi sans chercher à comprendre de quels dysfonctionnements sociaux et politiques ils faisaient symptômes, l’extrême droite devient majoritaire… Pour moi un des luxes d’être cinéaste, c’est de pouvoir présenter régulièrement mes films à des lycéens. D’ailleurs, c’est un des seuls aspects de mon métier que je pourrais un tant soit peu qualifier de militant. Certain de mes films peuvent susciter des paroles assez réactionnaires de la part de ces jeunes spectateurs. On a beau idéaliser la jeunesse, elle n’est plus ni moins réactionnaire ou progressiste que le reste de la société… La chance que j’aie quand je suis en face d’eux, c’est de pouvoir leur permettre de s’exprimer pleinement, ce qu’ils ne peuvent pas faire avec leurs professeurs. Du coup, que certains osent exprimer des idées pour le moins droitières, ça permet la discussion au sein de la classe. Les élèves se rendent chacun compte qu’ils ne pensent pas toujours pareil et que leurs positions peuvent être très agressives pour les autres. C’est seulement alors que chacun peut commencer à réfléchir.

 

Dans Nos défaites, qui est un film précisément que vous avez faits avec des lycéens, et dans Retour à Reims [Fragments], il y a une qualité en commun : ils commencent avec l’hypothèse d’une défaite, avec aussi une sorte de mélancolie de gauche, et puis ils terminent avec une réfutation de cette hypothèse, une résistance contre l’idée qu’on a été vaincu. Dans Nos défaites, les lycéens entrent dans la lutte eux-mêmes, ce qui vous n’avez sûrement pas prévu. Donc il y a l’entrée de l’histoire qui change les données du film. Et Dans Retour à Reims [Fragments] il y a cet épilogue qui montre les nouvelles luttes des années 2000 et 2010. Peut-être qu’on a dépassé le moment de mélancolie, mais qu’est-ce qui vient après ? Il y a les manifestations dans la rue, mais est-ce que ça possède des limites aussi ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu un échec. Il y a eu un épuisement des concepts de gauche et de la manière de les mettre en jeu. Mais c’est avant tout l’échec de la représentation de la gauche plus que de la gauche en elle-même. Si on vit un moment de forte apathie politique depuis longtemps, ça n’a pas empêché qu’une politique vivante continue, même minoritaire, de se déployer, ça n’a pas empêché qu’il y ait encore des mouvements sociaux et que des combats se mènent. Ce qui est intéressant aujourd’hui ou depuis quelques années, c’est qu’il y a un début de jonction des différents types de combats politiques alors que pendant longtemps chaque combat était isolé et que la lutte était forcément un peu gazeuse. Il y a eu longtemps les luttes sociales, syndicales et politiques d’un côté et de l’autre, il y avait les luttes LGBTQ, féministes, écologiques, antiracistes, etc., Depuis quelques années tout ça commence à se croiser, à s’entrelacer. C’est encore fragile mais en même temps totalement exaltant. Je n’ai absolument aucune idée du nombre de personnes qui participent d’une manière ou d’une autre aux luttes contemporaines, mais en tout cas ça bouge beaucoup. Et ce même si c’est dans des conditions excessivement difficiles. Le pouvoir fait tout pour empêcher qu’un mouvement de masse apparaisse. Depuis la lutte contre la loi travail en 2016 puis avec le mouvement de Gilets Jaunes, dans la moindre manifestation on a l’impression qu’il y a plus de CRS que des manifestants ! Dès le début des manif’, les policiers commencent à nasser, voire à tirer pour faire peur aux manifestants. Il y a de plus une criminalisation de chaque type de résistance et les peines de justices sont devenues excessives. Mais malgré cette répression et le manque d’attention des médias et le manque d’écoute des gouvernants, ça existe et ça bouge. Ça pourrait se développer prochainement bien plus. Il y a un ras-le-bol général sur plein de sujets. Dans Retour à Reims [Fragments], je voulais transcrire un peu de cette énergie. On ne sait pas vers où l’on va mais tant qu’il y a des gens qui luttent, rien n’est totalement perdu. Et ce qui est intéressant, c’est que depuis peu, on n’est plus dans des mouvements qui sont des mouvements contre – contre les guerres, ou contre le capitalisme, ou je ne sais pas quoi. C’est vrai qu’on n’a plus de modèle utopique depuis la fin des grandes idéologies de gauche, et qu’on n’a toujours pas défini quel monde nous pourrions construire collectivement, mais il commence à y avoir des tentatives. Il y a des choses qui se passent qui sont positives. Quand bien même, pour ma part, j’ai toujours cette espèce de mélancolie d’une classe politique qui pourrait être à l’écoute de ces luttes-là. Mais, malgré l’urgence de la situation, elle est aux abonnés absents...
                                                                                                 

Comment donc construire un cinéma qui pourrait contribuer à cette lutte ou accompagner cette lutte. Vous avez parlé des problèmes structurels de l’industrie française, mais comment construire une alternative ? Est-ce que ça arrive par Internet, est-ce que ça c’est le medium idéal, ou est-ce que le cinéma dans le sens plus traditionnel a encore un rôle à jouer ?

Je ne peux parler que de ma propre expérience. Pour un cinéma comme le mien, la multiplicité des manières de montrer les films, que ce soit le cinéma classique, la télévision, l’Internet, la VOD, les festivals, les ciné-clubs, etc., c’est une vraie chance. Dans beaucoup de pays de par le monde, il n’y a plus de cinémas, ou alors ils ne restent des multiplex. Mais les films se montrent quand-même. Le problème pour moi n’est pas tant la diffusion que la production de films qui condamnent les cinéastes à réaliser des films attendus par le marché (pas tant par les spectateurs que par l’industrie) soit à travailler dans des conditions de précarité. On est totalement figé dans une façon de faire qui ne bougent plus du tout. Je n’ai aucune idée de comment on pourrait rouvrir à une diversité des représentations, des espaces cinématographiques. Ça commence à peine avec la représentation de femmes et des non-blancs. Et encore, tant que ceux et celles-ci acceptent de faire des films aux conditions de l’industrie…. Je pense qu’on va être forcé à un changement systématique du cinéma parce que ce qui se passe avec le Covid, avec les plateformes, tout ça fait qu’à un certain moment, il va y avoir une bascule, si ce n’est pas une césure. En tout cas, c’est un problème pour ceux et celles qui comme moi ne savent fabriquer des films que de manière « classique », des films de cinéma. Il est très difficile par exemple pour moi de penser de nouvelles formes filmiques, adapté à internet. Je vois de temps en temps des films-tracts, hyper-intelligents, pensés pour la diffusion rapide sur Internet, avec de vraies qualités d’image. Chaque génération invente ses propres outils, et je pense qu’il faut tous les explorer. Il n’y a pas un usage de cinéma. Il n’y a pas un public qu’il faut aller toucher, il n’y a pas un spectateur modèle. Il faut aller les chercher un par un, avec des formes adaptées. Et c’est pour ça qu’il faut, même dans le champ classique, normatif et installé du cinéma, plusieurs types de réalisateur qui fabriquent des films différents dont chacun peut toucher une partie de ce public auquel on a envie de s’adresser. Je ne crois pas en un cinéma contre un autre, à un type de proposition en image contre une autre. Le cinéma reste vivant quand il est divers. Et aujourd’hui, il meurt plus à cause de sa non-diversité qu’à cause d’internet ou des nouveaux usages spectatoriels. Et nous avons tous à y perdre.

 

Daniel Fairfax
Sense of cinema
Janvier 2022
www.sensesofcinema.com/2022/interviews/the-cinema-remains-alive-when-it-is-diverse-interview-with-jean-gabriel-periot/